Peu avant que ne s'illuminent les vieux réverbères, on entre au Franc Pinot en traversant la grille à la grappe.dorée. On laisse derrière soi les rues encore sombres et les quais déjà verts de l'Île Saint-Louis. Bu au bar un godet de punch, inflammable, et descendus d'un pied hésitant les degrés vers Charon seul sait quel embarcadère souterrain, on pénètre peu à peu dans une eau forte bistrée de Charles Meryon: vieilles voûtes dévalant pierre sous pierre, étroite estrade de saltimbanques encoignée entre un arc brisé et un demi mur, toquée d'un piano, comme si tout ici bas avait été enfoncé et repris en sous-oeuvre sous d'ancestraux enfoncements. Quelle voix surgit, comme naturellement de ce petit théâtre des Enfers? Celle de Baudelaire, source noire et claire par la bouche de l'excellent comédien Romain Paillette. Vous connaissez cet autoportrait du poète à l'encre, yeux exorbités et cheveux ras, la tête tragique, mais avec un sourire tonitruant de sarcasme rentré, fiévreux, comme lumineux. Aucune ressemblance immédiate avec le comédien, non, bien sûr, mais voici le ton si juste de cette joie raffinée, mal définie, faite d'amertume grinçante et de cette verve sèche, qui ne larmoie jamais, qui gratte et grave là où cela fait beau et mal. Voilà ce qui nous est donné à entendre.du poète roi: sa voix familière, parce que issue comme la source des pierres de chaque coeur, familière parce que travaillant au corps comme à la tête avec les mots de l'une et de l'autre, familière encore, car bonne à se"coller dans le fusil", comme un alcool qui décape, mais donne une foutue, une terrifiante soif! Mais de quoi! D'abord on n'en est pas conscient. Puis un peu plus tard, remontées les marches, refermée la porte de l'estaminet sur les lumignons des tables et les reflets des verres, le visage contre la nuit et les pieds allant leur train sous le vent, on sent sourdre en sa mémoire, devenue la sienne la profonde, la vive humanité de Baudelaire, claire et noire, jouée au jeu, gagnée, perdue, retrouvée? Quoi! Pour l'Éternité. Merci au maître des mots. Seul le piano se perdait un peu loin des paroles ce soir-là. Remplacer au pied levé n'est pas aisé, bien entendu, mais il reste à bien poser ce pied... La musique des idées en Baudelaire vaut bien qu'on pense à la musique qui l'accompagnera en chemin. Laurent l'île # écrit le 12/05/16